Pourquoi Kenyans et Ethiopiens dominent les courses de fond ?
C’est désormais entendu: les courses de longue distance en athlétisme (3000m steeple, 5 000m, 10 000m, marathon) sont devenues une affaire entre Kenyans et Ethiopiens qui s’arrachent les médailles.
Historiquement, les Ethiopiens furent les premiers à se couvrir d’or, par le biais d’Abebe Bikila, devenu le premier Noir africain champion olympique à l’occasion des Jeux de Rome en 1960 qui l’avaient vu courir les pieds nus. Mais les Kenyans ne se sont pas laissé faire au cœur de cette rivalité, à l’image de Samuel Kamau Wansiru, sacré champion olympique du même marathon, à Pékin, en 2008.
Depuis 30 ans, les Ethiopiens ont produit des phénomènes comme Miruts Yfter, Haile Gebreselassie, Kenenisa Bekele, Derartu Tulu (première Noire Africaine championne olympique à Barcelone en 1992), Tirunesh Dibaba, Fatuma Roba ou Meseret Defar. Les Kenyans ont, eux, fait émerger Naftali Temu, Moses Kiptanui, Kip Keino, John Ngugi, Richard Telimo, Paul Tergat ou Isabella Ochichi, tous montés sur les plus hautes marches des podiums. Sachant que dans les deux cas, il s’agit d’une liste très partielle.
«Nous sommes de la même race, assurait l’Ethiopien Gebreselassie à L’Equipe en 2003. Nous partageons la même culture et le même mode de vie.» «Nous sommes issus du même peuple venu du fond des âges de la Mer Rouge qui a descendu le Rift et occupé nos terres», reprenait le Kenyan Kipketer.
Vallée du Rift
Ce «cousinage» frontalier, qui court sur les plateaux de la Vallée du Rift, tranche pourtant avec l’histoire des deux pays. Indépendant depuis 1963, le Kenya a hérité des infrastructures laissées par les Britanniques colonisateurs qui avaient la culture de la course à pied. Longtemps sous le joug d’une dictature communiste, l’Ethiopie est, elle, une contrée sans routes et sans installations, mais qui a mieux quadrillé ses villages pour détecter les talents qui devaient servir à la promotion du pays à travers le monde.
Il est admis que le Kenya a toujours disposé de forces vives nettement plus importantes -il n’y a qu’à voir leur omniprésence dans les pelotons des marathons où ils trustent les victoires à travers le monde- alors que l’Ethiopie a privilégié la qualité à la quantité, en courant notamment moins le cachet, contrairement aux Kenyans, pour garder leurs forces à l’occasion des principaux championnats et mieux servir l’intérêt national.
Raisons culturelles
Diverses théories circulent sur la domination de ces deux pays sur les courses de fond. Il y a, bien sûr, la raison culturelle liée à des territoires où les enfants, particulièrement en Ethiopie, se rendent d’un point à un autre avec l’obligation de courir -seul moyen, par exemple, de rallier l’école située à des kilomètres de là. Mais cette contrainte sportive est également la même dans d’autres pays africains. Est également évoqué l’avantage que Kenyans et Ethiopiens auraient à vivre sur les hauts plateaux de la Vallée du Rift. Mais des analyses médicales n’auraient rien révélé de particulier en ce qui les concerne. Ils n’ont pas, par exemple, de VO2 max (le volume d’oxygène maximal) différent des autres.
Les rivalités inter familiales, ou au sein des tribus, ont été également soulevées dans la mesure où elles auraient stimulé le développement des talents et l’esprit de combativité. Moses Kiptanui, triple champion du monde du 3000m steeple, a eu ainsi deux cousins qui ont fait carrière comme lui: Richard Chelimo a été vice champion olympique sur 10 000m aux Jeux de Barcelone et Ismail Kirui a été double champion du monde sur 5 000m. En Ethiopie, Derartu Tulu et Fatuma Roba étaient, elles, originaires du même village et furent toujours des rivales acharnées.
Petits mollets
Le chercheur danois Bengt Saltin a étudié la question de cette suprématie et considère qu’au-delà de la tradition des courses longues dans cette partie du monde, c’est surtout la morphologie particulière des coureurs kenyans et éthiopiens qui l’expliquerait : ils auraient, selon lui, des… mollets beaucoup plus fins que les coureurs du reste de la planète. Ils pèseraient, par exemple, 400g de moins que ceux des Danois ! Ce qui rendrait le «ramené» de la jambe arrière plus aisé et permettrait, par voie de conséquence, la multiplication rapide des foulées.
Pour Véronique Billat, directrice du laboratoire d’étude de la physiologie de l’exercice de l’INSERM, ces différences morphologiques n’expliquent pas tout. L’entraînement et l’environnement seraient beaucoup plus déterminants que l’héritage génétique dans la performance sportive. «Les performances physiques sont à 30% dues à des causes héréditaires et à 70% à l’entraînement et à l’environnement», résume-t-elle. En s’entraînant en altitude (l’Ethiopie est sur un plateau central dont l’altitude varie entre 1 800 et 3 000m ; le Kenya a une altitude moyenne de 1 850m), les coureurs de ces pays auraient, d’après elle, la capacité à consommer de l’oxygène avec un rendement supérieur aux autres athlètes du même niveau.
En avril dernier, dans un numéro de L’Equipe Magazine qui évoquait la domination tyrannique des Kenyans sur le marathon, Véronique Billat ajoutait que, de surcroît, «leurs entraînements sont parfaitement adaptés à la course à pied de compétition parce qu’ils ont lieu sur des terrains accidentés, souvent en côte, qui forgent aux coureurs de petits mollets» -elle reprenait à son compte la théorie de son confrère danois.
«Et puis à l’entraînement, les Kenyans courent par à-coups, placent des accélérations, ralentissent, repartent, précisait-elle. Or dans un marathon, comme sur toutes les courses de fond, il faut être capable de faire varier les allures, de faire des vagues. Ainsi, les Kenyans, comme les Ethiopiens, ont développé des fibres intermédiaires, entre lentes et rapides, idéales pour la course de fond moderne.»